"Si c'est pas sur Strava, ça n'existe pas” : l’avis d’un sociologue sur cette obsession des runners
Strava, c’est bien plus qu’une application pour enregistrer ses activités sportives. Avec ses segments et ses "kudos", elle redéfinit notre rapport à la course à pied. Mais entre motivation et anxiété, comment Strava influence-t-elle notre manière de courir ?
À travers les analyses de Bastien Soulé, sociologue spécialisé dans les usages sportifs, nous explorons ce double visage de l’appli préférée des runners.
Une communauté qui motive… mais qui compare
Strava s’est imposée comme un réseau social unique : ici, pas de photo de son brunch ou vacances à Bali, mais des données sportives, des photos de parcours et des encouragements virtuels. Cette dynamique communautaire joue un rôle clé dans la motivation des utilisateurs. "Faire partie de cette grande communauté, c’est un privilège", explique Bastien Soulé. Les coureurs y trouvent un espace de soutien, où chaque "kudo" ou commentaire valorise l’effort.
Pour beaucoup, l’application permet de surmonter l’isolement, en particulier dans des sports souvent solitaires comme la course à pied ou le vélo. Selon Strava, 84 % de ses utilisateurs estiment qu’elle les aide à combattre la solitude.
Mais cette émulation a un revers : la comparaison sociale. Les segments et classements, qui incitent à se dépasser, peuvent aussi devenir source d’anxiété. Voir les performances d’autres coureurs, qu’ils soient amis, adversaires ou athlètes professionnels, peut renforcer un sentiment de pression. "La comparaison est au cœur de l’expérience Strava. Pour certains, cela stimule, mais pour d’autres, cela engendre un stress inutile", souligne Bastien Soulé.
Labelliser l’effort : courir pour prouver
Un autre aspect fascinant, mais ambigu, est ce que le sociologue appelle la labellisation de l’effort. Strava valorise l’idée que "si ce n’est pas sur Strava, ça n’a pas existé". Une sortie sous la pluie, un dénivelé impressionnant ou un segment record ? L’application agit comme un certificat numérique, attestant de la réalité de l’effort.
"Cette dynamique pousse certains utilisateurs à publier uniquement leurs meilleures séances, celles qui renvoient une image flatteuse d’eux-mêmes", explique Bastien Soulé. Cette labellisation peut transformer l’entraînement en une quête de validation sociale, où les "belles données" priment sur le plaisir de courir.
Pour d’autres, cette obsession peut aller plus loin : éviter les "broken data" (données imparfaites) devient une priorité. Un feu rouge, une erreur GPS, ou une allure jugée trop lente peuvent suffire à gâcher une sortie. Ce besoin de produire des statistiques parfaites alimente une course à la perfection numérique, parfois au détriment de la satisfaction personnelle.
Le plaisir de courir, pris entre émulation et pression
Pour certains utilisateurs, Strava devient une extension du plaisir de courir : découvrir des itinéraires, suivre ses progrès, ou s’inspirer des performances d’autres coureurs. Mais pour d’autres, l’application transforme l’effort en une quête permanente de performance et de reconnaissance.
Certains témoignages recueillis par Bastien Soulé révèlent même des comportements compulsifs : tout enregistrer, tout partager, jusqu’à inclure ses trajets quotidiens à vélo ou cacher certaines données pour ne montrer que le meilleur.
"Les coureurs qui prennent une pause forcée de Strava, par oubli ou manque de batterie, racontent parfois redécouvrir le plaisir de courir sans l’obsession des données. Mais ce plaisir reste éphémère pour ceux qui retournent rapidement à l’application", analyse le sociologue.
Alors, Strava : outil ou piège ?
Strava est un formidable outil pour ceux qui savent en tirer les bénéfices sans se laisser envahir par la pression qu’elle peut générer. Comme tout réseau social, elle amplifie nos comportements, pour le meilleur et parfois pour le pire.
Le défi pour les coureurs est de trouver un équilibre : utiliser Strava pour se motiver, tout en restant attentif à ne pas transformer chaque foulée en une performance à labelliser. Après tout, le plaisir de courir ne devrait jamais dépendre d’un feu rouge ou d’un "kudo".